vendredi 16 novembre 2012

Les forfaitures intellectuelles de B. Lugan par Michel Deniau.

Dès l’époque de la décolonisation le combat a été féroce pour savoir si le colonisateur était responsable de déprédations ou autres exactions sur les populations colonisées ou si son action était le résultat d’une « oeuvre bienfaitrice » qui aurait émancipé les populations locales de la « barbarie » qui les auraien soi-disant caractérisées précédemment. Nous sommes désormais loin de discours aussi caricaturaux, même si on retrouve dans une certaine mesure un peu de l’accusation de « barbarie » pré-coloniale avec les dires de Nicolas Sarkozy lors de sa visite à Dakar en 2007. Néanmoins, il demeure que des reliques mémorielles sont encore en circulation actuellement et que ces débats ont pris des tours souvent identitaires voir politiques. Néanmoins, il serait faux de croire que ces confrontations idéologiques ne sont l’oeuvre que de personnes de la « société civile » (associations, politiques, etc.) et que les historiens seraient loin de tout cela ou n’agiraient, souvent à bon droit, que comme des « redresseurs de torts ».
Le but de ce billet est de s’attaquer à un débat au sein duquel certains historiens brillent par un oubli manifeste de la méthode historique, mais aussi par une vision idéologique des choses. Le sujet abordé est relativement ancien, mais il a connu de récents rebondissements en octobre dernier du fait d’évènements, de déclarations officielles et des réactions qu’il a suscité. Il s’agit de la véracité, de l’ampleur et de la nature de la répression de la manifestation illégale du FLN à Paris le 17 octobre 1961.
Historiographiquement le débat sur la manifestation du 17 octobre 1961 est relativement récent puisque mis à part un ouvrage écrit à chaud par Paulette Péju (Ratonnades à Paris) paru en 1961 et un roman de Didier Daeninckx (Meurtre pour mémoire) publié en 1984 (présentation de l’ouvrage par l’auteur ici), il faut attendre les années 1990 pour pouvoir lire une production historique sur le sujet. Le premier livre (La bataille de Paris – 17 octobre 1961, Paris, 1991) est issu de la plume de Jean-Luc Einaudi, un historien non professionnel et membre du Parti Communiste Marxiste Léniniste de France. Dans celui-ci l’auteur affirme que la police aurait fait environ 300 morts. Le second ouvrage (Police contre FLN. Le drame d’octobre 1961, Paris, 1999) est l’oeuvre de l’historien Jean-Paul Brunet où, grâce notamment à l’ouverture de certaines archives rendue possible par l’ouverture du très médiatique procès Papon en 1997, il abaisse considérablement le chiffre d’Einaudi pour avancer un total d’environ 30 à 50 morts et encore en comptant « très large », comme il l’explique dans cet article de 2011. Peu avant, en 1998, l’ouverture des archives a été accompagnée par la nomination d’une commission par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Pierre Chevènement, sous la direction du haut-fonctionnaire Dieudonné Mandelkern. Avec pour titre « Rapport sur les archives de la Préfecture de police relatives à la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961 », elle avait donc pour but d’apporter des éléments au dossier. L’étude conclut en restant relativement évasive et prudente :
« Parmi ces chiffres, celui des morts serait le plus significatif s’il pouvait être donné avec assurance. Tel n’est pas le cas. Mais à supposer même que l’on ajoute au bilan officiel de sept morts la totalité des vingt-cinq cas figurant à l’annexe III, et que l’on considère que les facteurs d’incertitude, et notamment ceux qui tiennent aux limites géographiques de l’étude, justifient une certaine majoration, on reste au niveau des dizaines, ce qui est considérable, mais très inférieur aux quelques centaines de victimes dont il a parfois été question. »
Il demeure que l’ordre de grandeur est celui auquel aboutira Jean-Paul Brunet en 1999. Enfin, très récemment, le 17 octobre 2012, le président de la République François Hollande a publié le communiqué, relativement laconique, suivant :
« Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. »
Le même jour l’historien africaniste, ancien maître de conférences en histoire africaine à l’université Lyon III, Bernard Lugan s’est fendu sur son blog d’un article intitulé « Après l’esclavage, le 17 octobre 1961… La coupe de la repentance déborde ! ». Il réitère l’affirmation de sa pensée dans une vidéo (« Quand la coupe de la repentance déborde») publiée le 30 octobre 2012. La première partie de cette vidéo étudie également la traite négrière. S’appuyant sur des considérations géographiques et, à l’instar de Jean-Paul Brunet, sur l’analyse des entrées à l’Institut Médico-Légal de Paris pour les jours avant et après le 17 octobre 1961, Bernard Lugan affirme que le nombre de morts serait au maximum de 2.
Une fois ces prolégomènes établis, venons-en aux forfaitures intellectuelles qu’il est possible de relever chez Bernard Lugan. La première, et peut-être la plus importante, est celle de sa soit-disant objectivité historienne. Dans la vidéo citée précédemment (entre 0’30 et 1’00) il se drape fièrement dans sa dignité historienne en affirmant que :
« Je suis historien et non pas homme politique ce qui fait que mon approche va être uniquement historique dans la mesure où pour l’historien cette double reconnaissance, cette double repentance est particulièrement inacceptable. »
Or, à l’étude de sa prose sur le sujet on s’aperçoit relativement rapidement que l’attaque a une portée politique puisqu’il n’hésite pas à écrire que « François Hollande s’est comporté en militant sectaire, non en président de tous les Français ». Or, François Hollande n’a fait que prendre une décision en s’appuyant sur un consensus scientifique – il y a eu des morts dues aux actions des forces de l’ordre françaises – tout en se gardant bien d’en préciser l’ampleur, ce débat étant encore relativement ouvert.
Désormais attardons-nous sur le terme de « repentance ». En suivant la définition d’un dictionnaire usuel tel que le Larousse, on aboutit à la définition suivante :
« Regret douloureux de ses péchés ».
Par ailleurs, le terme de « repentance » est historiographiquement connoté et constitue l’élément idéologique central de nombreux discours ou livres polémiques, notamment celui de Daniel Lefeuvre Comment en finir avec la repentance coloniale.
Mais cela est-ce si étonnant après tout ? En effet, si on s’intéresse d’un peu plus près au parcours de Bernard Lugan on peut découvrir qu’une pétition avait été lancée par 55 africanistes contre lui. De même on le retrouve aux pages 71-73 d’un rapport dirigé par Henry Rousso en 2004 (« Commission sur le racisme et le négationnisme à l’université Jean-Moulin Lyon III ») dans des propos relativement peu élogieux :
« Avec celui de Bruno Gollnisch, le recrutement de Bernard Lugan est l’un de ceux qui ne paraît donc pas directement lié à des considérations politiques, même si, là encore, il est plus que vraisemblable que Lyon III se soit montrée ouvertement « tolérante » (Jacques Marlaud) à l’égard de ces profils « atypiques », autant pour des raisons pragmatiques (recruter des enseignants) que pour des raisons idéologiques, une politique parfaitement connue du ministère. Bernard Lugan est en effet lui aussi proche des milieux de l’extrême droite, mais il est de tendance monarchiste et ne fait pas partie de la mouvance du GRECE comme la plupart des autres enseignants cités ici. C’est un ancien membre de l’Action française : il a eu en charge « les commissaires d’AF », le service d’ordre, qui mène des opérations de commando contre les groupes d’extrême gauche, en 1968 et après, alors que cette mouvance est en plein déclin. Dans les années 1980, il commence à se faire connaître et même reconnaître par un large public, pour ses ouvrages sur l’Afrique, notamment sur l’Afrique du Sud, pour lesquels il obtient plusieurs prix, dont celui de l’Académie française. Il participe également, de manière régulière, à des journaux comme Minute-La France, National-Hebdo, Présent, apparaissant de plus en plus comme le spécialiste de l’Afrique dans ces milieux, et développant des thèses violemment hostiles au tiers-mondisme et à l’anticolonialisme. »
En recoupant d’autres informations glanées çà et là sur internet, le blog personnel de Bernard Lugan ne possédant pas de section biographie, il est possible d’apprendre que la thèse d’Etat, Entre les servitudes de la houe et les sortilèges de la vache : le monde rural dans l’ancien Rwanda, a reçu un jugement sévère de la part de son propre directeur, Jean-Louis Miège, alors que l’auteur argue d’une mention « TB » peu vérifiable. On y apprend que monsieur Miège ne cache pas « ses réticences, ouvrant une discussion approfondie sur les sources, la bibliographie et déniant au travail le caractère d’histoire fiable ». La subjectivité de Bernard Lugan filtre à travers quelques titres de sa bibliographie, notamment Afrique : de la colonisation philanthropique à la recolonisation humanitaire (1995) ou Pour en finir avec la colonisation. L’Europe et l’Afrique du XVème siècle à nos jours (2006). Enfin, les liens unissant une certaine frange de l’extrême-droite et Bernard Lugan ne se démentent pas en 2012 puisque le site d’information fondé par Alain Soral fait de la publicité pour la prochaine conférence de l’historien africaniste à Lyon.
Désormais venons-en au fond même de « l’affaire » du 17 octobre 1961. Comme expliqué précédemment Bernard Lugan tend à vouloir baisser le chiffre de morts dues aux actions de la police française suite à la manifestation. C’est là la deuxième forfaiture intellectuelle de l’auteur. Pour diminuer le chiffre l’auteur retient une aire extrêmement restreinte pour le périmètre de la manifestation, le tout sans aucune indication géographique telle que « de la place X à la rue Y », ce qui fait que des cadavres qui se situeraient en dehors seraient nécessairement des victimes du FLN. Sur la question du périmètre la commission Mandelkern rappelle que cela est une grande source d’incertitudes.
Par ailleurs, l’autre argument massue de Bernard Lugan est d’affirmer que les noyades de « Nord-Africains », selon la terminologie de l’époque, sont forcément l’oeuvre du FLN. Certes, il est vrai que la noyade est une méthode d’assassinat largement privilégiée des Frontistes et que le FLN a profité de la manifestation pour éliminer certains opposants du MNA de Messali Hadj, mais si nous possédons un peu de mauvais esprit, et tout bon historien doit en posséder pour pouvoir mettre en doute le témoignage des protagonistes, il n’est pas impossible d’envisager l’hypothèse, au moins comme élément de réflexion et de travail, que les forces de l’ordre françaises aient jeté à l’eau des cadavres pour en rejeter la responsabilité sur le FLN. Même s’il est fortement probable que cela ne reflète pas la réalité, il demeure qu’il s’agit d’une nécessaire précaution méthodologique étant donné que de larges zones d’ombre entourent la manifestation du 17 octobre 1961. Toutefois, Bernard Lugan ne prend pas la peine d’envisager cette éventualité, ne serait-ce que pour la réfuter dans la foulée, puisque le but de son argumentaire n’est pas de s’approcher de la réalitée passée, mais de dédouaner la police française de toutes les accusations pesant sur elle afin d’éviter que la « coupe de la repentance » ne déborde. Pour cela il n’hésite pas d’ailleurs à tordre les dires de la commission Mandelkern puisqu’il explique que
« [...] le rapport remis par cette commission fit litière des accusations portées contre la police française. Or, ce rapport consultable sur le net n’a visiblement pas été lu par François Hollande. »
Or, dans la conclusion du rapport de la commission, cité précédemment, monsieur Mandelkern et ses collègues expliquent que si l’ampleur du nombre de morts peut être discutable, ce qui est légitime, l’existence des meurtres par la police ne peut en aucun cas être remise en cause. Certes, Bernard Lugan reconnait du bout des lèvres le meurtre par la police de deux personnes, mais dans un cas le policier responsable invoque la légitime défense ce qui, pour Bernard Lugan, semble le dédouaner sans nécessité d’une quelconque autre forme de scepticisme. Le dernier exemple fait l’objet d’un laconique « Le 20 octobre, Amar Malek tué par balles par un gendarme. » ce qui pourrait faire penser à une possible forme de bavure donc possiblement excusable.
In fine tout cela permet de mettre en évidence que Bernard Lugan fait œuvre non d’historien, mais de militant idéologique. Si son opinion sur la part de responsabilité de la police française dans les morts du 17 octobre 1961 est une éventualité à considérer, l’opacité du dossier oblige à ce que l’historien conclut de manière prudente en attendant de nouvelles sources.


Ce texte a été à l'origine mis en ligne sur le blog de l'auteur : https://unetudianthistorien.wordpress.com

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